[Tribune] Madame Dati, à quand une vraie politique culturelle pour les écoles d’art et de design territoriales ?

Tribune de l’inter-organisations « Ecoles d’art et design en lutte » parue ce mardi 20 février dans le journal Libération.

Depuis sa nomination, Mme. Rachida Dati manifeste publiquement un grand intérêt à l’égard des territoires. Lors de ses vœux, durant un déplacement en Dordogne, ou par communiqué de presse, Mme. Dati a évoqué l’importance de l’accès à la culture pour des populations qui peuvent en être socialement ou géographiquement éloignées, soulignant la nécessité de valoriser les politiques culturelles et l’éducation artistique à destination des territoires.

La France dispose d’un remarquable réseau d’enseignement supérieur artistique public, avec 45 écoles supérieures d’art et design : 11 dites «nationales» et 34 dites «territoriales», délivrant les mêmes diplômes. Sous cette distinction d’appellation qui tient à l’histoire respective de ces écoles, se cache une double organisation de l’enseignement supérieur artistique public, avec des conséquences fortes sur la gouvernance des établissements et sur les inégalités de financements et de traitement qui en résultent.

Les écoles supérieures d’art et de design dites «nationales» sont financées par le ministère de la Culture, favorisant des relations et des missions en lien direct avec ce ministère. Les écoles «territoriales» sont quant à elles supportées financièrement par plusieurs acteurs publics : des collectivités locales, principales contributrices, et le ministère de la Culture. De par cette spécificité, chaque territoire et ses habitants sont les dépositaires de leur établissement et le ministère de la Culture est garant de la qualité de leur enseignement, du déploiement de la recherche sur les territoires ainsi que de la préservation et du développement du réseau existant.

En effet, ces 34 écoles supérieures d’art et de design territoriales permettent l’accès à des études supérieures publiques de qualité à des étudiants venant de milieux sociaux variés, dont une grande partie ne pourrait financer leurs études s’ils devaient changer de territoire. Ces établissements garantissent aussi des emplois à de nombreux travailleurs et travailleuses de l’art dans un secteur dont la précarité économique est aujourd’hui largement reconnue.

Deux écoles sont menacées de fermeture

Pourtant, les écoles supérieures d’art et de design territoriales sont aujourd’hui au bord du gouffre, abandonnées depuis un certain nombre d’années par un ministère de la Culture se cachant derrière une politique de décentralisation, une logique de rentabilité de la culture et une forte inclination à brader au privé le secteur culturel public. Le ministère semble se satisfaire du pourrissement de cette situation, et à l’heure actuelle, au moins deux écoles sont menacées de fermeture (Esad Valenciennes) ou de suppression des cursus d’enseignement supérieur (EMA Chalon-sur-Saône, ville où a grandi Rachida Dati), lorsque de nombreuses autres sont confrontées à des difficultés budgétaires alarmantes.

Contre toute attente, le mandat de Rachida Dati serait-il l’occasion d’enfin changer la donne ? Il est certain en tout cas que celui de sa prédécesseure aura été une occasion manquée. La mobilisation historique portée en 2023 par l’inter-organisations «Ecoles d’art et design en lutte» avait pourtant permis de consolider des constats déjà anciens et d’établir des propositions concrètes : dotations budgétaires compensatoires ; réfection des bâtiments ; révision du statut des établissements ; revalorisation des statuts des personnels ; traitement égalitaire des étudiants (en particulier les boursiers). L’octroi d’une enveloppe de 2 millions d’euros à partager entre les 34 écoles d’arts et de design territoriales a unanimement été décrié comme anecdotique voire insultant au regard des besoins.

En parallèle, Rima Adbul-Malak s’est explicitement opposée le 11 novembre 2023 à un amendement adopté de façon transpartisane, à l’Assemblée nationale puis au Sénat, visant à augmenter la dotation des écoles territoriales de 16 millions d’euros. La ministre et ses conseillers se sont contentés d’accompagner, voire de précipiter une «sélection naturelle» des écoles territoriales, profitable avant tout à un secteur d’enseignement privé en pleine expansion.

Des écoles qui contribuent activement à la vie des territoires

Rachida Dati sera-t-elle la ministre de la Culture qui, ayant tous les éléments en main pour assurer un avenir serein à l’ensemble des écoles d’art et design, engagera une politique ambitieuse à leur égard ? Ou agira-t-elle, comme ses prédécesseurs, en contradiction avec ses ambitions affichées ? Une ministre avisée devrait mesurer toute la valeur et l’importance des écoles d’art et design territoriales qui, précisément, jalonnent les territoires et travaillent déjà étroitement avec ceux-ci : cours publics à destination de la jeunesse ou des adultes amateurs, programmes de recherche liés aux spécificités et à l’histoire des territoires et de leurs habitants, expositions, concerts, partenariats qui enrichissent leur vie artistique et culturelle et les ouvrent à l’international.

Pour l’heure, néanmoins, c’est une école et une seule, l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad, Paris), qui est mise en lumière, au travers de nouveaux crédits financiers accordés à des formations mises en place hors les murs en milieu rural, à destination d’une trentaine d’étudiants seulement – contre des milliers dans les écoles territoriales.

Mme. Dati semble s’appuyer sur cette expérience pour imaginer le développement d’une politique d’enseignement supérieur sur les territoires, coordonnée depuis Paris. Le centralisme de ce pilotage inquiète : que penser de ce programme s’il conduitin fine à invisibiliser, voire à vassaliser les écoles qui contribuent activement à la vie des territoires ? Et comment interpréter ce signe funeste et surplombant envoyé aux artistes, chercheurs et étudiants qui œuvrent depuis des années dans ces territoires.

Gageons qu’une rencontre avec les principaux acteurs de terrains et les syndicats sera mise en place pour préparer et développer des politiques ambitieuses pour les écoles supérieures d’art et de design territoriales dans le cadre des «Printemps de la ruralité».

Signataires : Le collectif des écoles d’art et design en lutte : Morgane Autin ; Louis Layrac-Marbezy, CN-Séla ; Guilhem Monceau, Emilie Moutsis, Caroline Sebilleau, La Buse ; Vio Chevalier, Alix Juif, Le Massicot ; Estelle Baierl, Clara Deprez, Sophie Vela, Les Mots de trop ; Jimmy Cintero, Isabelle Jégo, Irène Ruszniewski, Clément Valette, SNAP-CGT ; Jérôme Dupeyrat, Florian Gaité, Sandrine Jousseaume, Kirsten Murphy, Snéad-CGT ; Esther Laudet, Jordan Nicolas Solidaires étudiant·es ; Emmanuel Simon, STAA CNT-SO ; Michel Gary, SUD Collectivités territoriales.

CN-Séla, Economie solidaire de l’art, La Buse, Le Massicot, Les Mots de trop, SNAP-CGT, Snéad-CGT, STAA CNT-SO, SUD Collectivités territoriales.

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